samedi 23 mars 2013

Dans nos assiettes (suite et pas fin...)

ENQUÊTES

En 1961, Edgard Pisani devient le ministre de l’Agriculture du général de Gaulle. Dans le droit-fil du comité Rueff-Armand, qui entend dynamiter le cadre économique ancien — le libéralisme, déjà —, une poignée de technocrates, soutenus par Pisani, décident en toute simplicité une révolution de l’élevage.

L’ÉLEVAGE INDUSTRIEL TUE AUSSI LES HUMAINS 05 Mar 2013

Ne pas se laisser impressionner par la propagande, qui a découvert un joli bouc émissaire dans le scandale de la bidoche. Derrière le rideau de scène, le vrai responsable du massacre est l’élevage concentrationnaire.
C’est un peu "Au théâtre ce soir", défunte émission de la télé où les décors étaient de Roger Harth et les costumes de Donald Cardwell. Le scandale en cours de la bidoche de cheval fait revivre les belles heures du théâtre Marigny, mais en plus ringardos, ce qui n’est pas à la portée du premier metteur en scène venu.
Dans le rôle du gogol, Stéphane Le Foll, ministre de l’Agriculture. Dès le 11 février, alors que le feu gagne la plaine, il déclare sans s’étouffer: «Je découvre la complexité des circuits et de ce système de jeux de trading entre grossistes à l’échelle européenne.» Le gars est petit-fils de paysan breton, il a un BTS agricole et il a même enseigné plus tard l’économie dans un lycée agricole. Mais il ne sait pas que la viande circule d’un pays à l’autre. Stéphane, même pas drôle.
Mais changeons plutôt de sujet, car on se contrefout que des marlous aient décidé de mettre du cheval dans un plat de bœuf. Dans un monde où Findus appartient à un fonds de pension qui exige 8 à 10% de rentabilité financière par an, tous les maillons de la chaîne sont appelés à truander pour remplir leurs obligations. Parlons plutôt de ce qui est planqué dessous le sang des bêtes. Pour bien comprendre ce qui va suivre, il faut commencer par un point d’histoire.
L’idée est de profiter de l’avantage comparatif français — 20 millions de bovins et de grandes surfaces de pâturages — pour produire massivement de la viande, laquelle sera exportée dans le Marché commun naissant et permettra en retour d’investir dans des industries d’avenir. Le plus con, c’est que ce projet va marcher. En février 1965, Pisani est en Bretagne et, sous les vivats, il annonce que la région doit devenir «l’atelier à viande et à lait» de la France. En 1966, une grande loi sur l’élevage est votée, et tout le monde s’embrasse sur la bouche: l’animal est pleinement devenu une marchandise.
Mais un produit industriel est là pour cracher du flouze, pas pour faire plaisir aux amis des animaux. Un système se met en place, à coups de sélection génétique, d’alimentation «scientifique» — une partie viendra des Amériques sous la forme de soja—, de hangars concentrationnaires, de barres métalliques de contention pour interdire au capital de bouger son cul, et bien sûr de produits chimiques. La chimie est au cœur de l’aventure industrielle de la viande. Vaccins, anabolisants, hormones de croissance, antiparasitaires, neuroleptiques pour calmer les nerfs des prisonniers et, bien entendu, antibiotiques, sont utilisés chaque jour. Les antibiotiques, dans la logique industrielle, ne sont pas là pour soigner, ou si peu: on a découvert dans les années 1950 qu’en gavant les animaux avec ces médicaments on obtenait comme par magie une croissance accélérée de leur poids, et donc des profits.

LA MORT QUI SE CACHE DANS L’ASSIETTE

 L’utilisation d’antibiotiques comme facteurs de croissance a été interdite en Europe en janvier 2006, mais cela n’a pas changé grand-chose au programme des réjouissances chimiques. La liste officielle des médicaments vétérinaires autorisé1 contient des dizaines de substances, dont aucune autorité ne connaît les effets combinés. La seule certitude, c’est que certains sont violemment toxiques et rémanents. Ce qui veut dire qu’ils sont stables longtemps et peuvent, pour certains, entrer dans la chaîne alimentaire. Par ailleurs, signalons que des études2 montrent que des restes de médicaments vétérinaires sont retrouvés dans la viande de petits pots destinés aux bébés. C’est affreux? D’autant que la toxicologie connaît ces temps-ci un ébouriffant changement de paradigme. Pour de multiples raisons impossibles à résumer, il devient hautement probable que d’infimes doses de résidus peuvent avoir un effet délétère sur la santé humaine. Et des mioches encore plus.
Autre folie consubstantielle à l’élevage industriel: les antibiotiques. Au plan mondial, la moitié des antibiotiques produits seraient utilisés dans l’élevage. On ne peut plus s’en passer si l’on veut faire du chiffre. Mais les conséquences sont lourdes, car les bactéries que flinguent les antibiotiques font de la  résistance. Au bout de quelques années, elles mutent et ne sont plus éliminées par l’antibiotique. L’antibiorésistance fait flipper tous les spécialistes, car on ne parvient plus à découvrir de nouveaux antibiotiques au même rythme que mutent les bactéries. Résultat: ça meurt, mais grave. Les infections nosocomiales, celles qu’on chope dans les hostos, font des milliers de morts chaque année en Et l’élevage réclame sa part dans le bilan. Un article hallucinant, publié fin 2007 dans le New York Times, rapporte que 19000 Américains sont morts en 2005 d’une infection au SARM (Staphylococcus aureus résistant à la méticilline). Plus que le sida, sans déconner. Le SARM compte plusieurs souches, dont une est animale, et prospère dans les élevages industriels de porcs. Elle touche nombre d’éleveurs, ainsi que des vétérinaires. Comme les autorités n’ont pas envie d’un nouveau scandale du sang contaminé, elles ont gentiment diligenté une enquête européenne, en 2008, sur le SARM animal, sous la forme CC398, qu’on retrouve dans les porcheries. Le résultat des courses fait plaisir à voir. L’Allemagne a retrouvé le CC398 dans 43,5% des échantillons analysés. La Belgique, dans 40%. L’Espagne, dans 46%. L’Italie, dans 14%. Autrement résumé, la enquête de Fabrice France est entourée de voisins chez qui le SARM animal est une grave menace. Mais la France n’annonce que 1,9% des échantillons contaminés.
On est loin de la viande de cheval? Très près, au contraire. Tandis qu’on anime le spectacle d’un côté,  on compte les morts de l’autre. Vive l’élevage industriel! !
Article publié dans Charlie n°1080 et sur le site de Fabrice Nicolinoµ